Les fossiles, une question d'argent ? Le témoignage du paléontologue

Suite de l'interview de Ronan Allain, paléontologue spécialiste des dinosaures et chargé de collection au Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris:

 

Squelette du Tyrannosaure "Sue", célèbre pour avoir été acheté aux enchères par le Field Museum, aidé par des financements privés, en 1997 pour 8,4 millions $...

Que pensez-vous des très médiatiques ventes aux enchères de fossiles, comme celle de Sotheby's, en octobre 2010 ?

J'ai eu des demandes de journalistes, mais la plupart du temps, je refuse de répondre, parce que cela m'énerve profondément. C'est même pas de la vente aux enchères, c'est des trucs pour des gens qui savent pas quoi faire de leur argent. Donc très bien, cela concerne 3 pékins qui peuvent se payer ça. Moi je n'ai pas tellement envie de communiquer autour de cela, parce que cela fait de la pub à Sotheby's. J'ai juste envie de dire que c'est un scandale. D'ailleurs, il suffit d'interviewer les gens de Sotheby's en leur demandant d'où vient le matériel... Le matériel, quand c'est marqué Eurasie, on sait que ça vient de Chine. Et la Chine interdit l'export de fossiles. Le matériel qui vient du Maroc: normalement, il n'y a rien qui doit sortir du Maroc. On connait les mecs qui vendent ça. On sait qu'ils l'exportent en toute illégalité. Sotheby's le sait très bien aussi. Donc il y a une espèce d'hypocrisie qui m'énerve énormément. Les experts: il faut qu'ils arrêtent, ils sont experts de rien du tout. Ils sont experts d'argent, ils ne connaissent rien aux dinosaures. Ils sont juste là pour fixer les prix du marché et pour en profiter. Donc tout cela m'énerve profondément.

Maintenant, je me dis que s'il y a des gens qui ont les moyens de se payer ça, qu'ils se les payent et qu'en plus ils les mettent dans des musées - parce qu'il faut voir qu'il y a des gens qui achètent ça pour les mettre dans des musées qui sont ouverts au public - je trouve ça bien qu'ils ne le gardent pas pour eux. Après, les gens qui se font de l'argent dessus, je trouve que c'est un scandale. Moi, si on me donne 1,3 million d'euros, j'en ramène 15 des squelettes... C'est complètement hallucinant de voir les prix auxquels ils sont vendus. Il y a des bourses d'échange qui existent entre amateurs. Il y a des spécimens qui ont été vendus chez Sotheby's, je peux vous garantir qu'on peut en trouver n'importe où à cinquante fois moins cher. Voilà, donc ça a le don de m'énerver énormément. Et en plus, cela ne reflète pas le travail de certains amateurs qui font ça vraiment par passion. C'est du business, c'est du bling-bling, cela ne m'intéresse pas tellement.

Là, dans le cas du spécimen d'Allosaurus, il était précisé sur le catalogue de Sotheby's qu'il a été assemblé par des professionnels, des paléontologues...

...Oui, enfin des paléontologues professionnels... disons qu'il a été plutôt assemblé par des techniciens professionnels qui ne font que ça. On les connait en France. C'est bien. En même temps, ce sont des techniciens. Ces techniciens-là, on leur demande de faire un bouleau, ils sont payés pour le faire et c'est normal qu'ils le fassent. Les gens doivent gagner leur vie aussi. Le problème, c'est les prix qui sont complètement aberrants. Cela ne rime à rien d'acheter ça à ces prix-là. J'ai envie de dire aux gens: vous feriez bien de payer des artistes... Et encore, la moitié du temps il n'y a que la moitié des os. Il y a beaucoup de reprises dessus. On nous fait croire que c'est un squelette complet, alors que là, l'Allosaurus, est complet à 70%. C'est pas mal, 70%. Mais ce n'est quand même que 70%. On avait essayé de vendre une chimère de Spinosaure il y a quelques années, qui est restée sur les bras des gens qui voulaient la vendre, heureusement.

Squelette du Spinosaure mis aux enchères à Drouot en décembre 2009
(Voir le dossier de Christophe Hendrickx: Les Spinosaurus chimériques de Drouot et la discussion sur les forums: Vente de fossiles aux enchères).

Mais il faut surtout arrêter cette hypocrisie qui fait que les trois quarts des fossiles qui viennent du Maroc n'ont pas le droit d'être vendus. On nous fait croire que c'est passé par un truc privé, on nous fait croire que les gens ont les autorisations, mais ils n'ont pas les autorisations. On sait que c'est passé illégalement, qu'il y a de la corruption, que tout est comme ça... J'aimerais bien que les gens viennent s'expliquer face aux caméras, mais si vous leur demandez, vous ne les verrez jamais ces gens-là. Donc il n'y a pas besoin de communiquer autour de trucs comme ça. Les enchères, ça existera toujours, mais je pense qu'on n'a pas besoin de faire de la pub là-dessus, au contraire. Il faut juste le dénoncer.

L'Allosaure, par contre, effectivement: les règles aux Etats-Unis sont claires, ils avaient le droit de le vendre, très bien. Il n'y a rien à dire, tant mieux. La législation le permet. Il y avait des pontes de dinosaures qui venaient de France, où il n'y a aucune législation. Donc effectivement, si ça n'a pas été prélevé sur un terrain privé - et j'aimerais être sûr que ce soit le cas - ils avaient le droit de le vendre aussi. Vous voyez, il y a du matériel où il y a des législations derrière dans les pays qui ont été complètement bafouées. Et je trouve ça d'une hypocrisie sans nom.

Squelette de l'Allosaurus mis aux enchères le 5 octobre 2010
(Voir la discussion sur les forums: Nouvelle vente de fossiles aux enchères et la vidéo de présentation du squelette).

L'argent serait mieux dépensé en subventionnant des musées, des campagnes de recherche,...

Oui, mais c'est ce que je dis: si après, l'Allosaure se retrouve dans un musée, pourquoi pas? Parce que les gens ne vont peut-être pas le mettre dans leur salon... Si c'est mis dans un musée ou si c'est un musée privé qui l'achète, mais que c'est remis au public derrière, moi ça me dérange pas, parce que ça reste dans le circuit. Bon après, pour les petites pièces de collectionneurs, les trucs sympas qui pourraient être étudiés, c'est un peu dommage, mais en même temps, ce qui est vendu, la plupart du temps, c'est des choses qui sont connues. Là, dans ce qui a été vendu, on connaissait tous les spécimens. C'est peut-être le plus grand Allosaure, mais cela reste un Allosaure. Les Allosaures, il y en a un bon nombre de squelettes aux Etats-Unis. On se demande quel est l'intérêt, c'est d'un commun.... Si les gens veulent s'acheter un dinosaure, il existe de très bonnes répliques. Il y a des boîtes qui font ça. Vous pouvez acheter votre Allosaure complet pour des prix qui sont tout à fait abordables, ce que font les musées.

Exemple de fossiles reproduits par moulage

D'accord. Et au niveau mécénat au muséum, ou partenariat avec le privé, est-ce que c'est une pratique courante ?

Le mécénat est beaucoup moins développé en France que dans les autres pays. On a un petit peu de mal à trouver des mécènes sur des projets. Les grandes entreprises en France (Areva, Total...), font du mécénat, mais sur des projets gigantesques, de temps en temps. Et quand nous avons besoin de petites sommes, c'est déjà plus compliqué à les trouver. On pourrait se dire qu'on n'a aucun problème à trouver de l'argent, mais non. Moi, la plupart du temps, mon argent, je le trouve à l'étranger, pas en France. C'est aussi sans doute du fait que je sois à Paris, que les musées parisiens, c'est national. Je sais qu'en province, c'est beaucoup plus facile de travailler avec les collectivités locales, territoriales et les régions. Là, Angeac, on a un exemple: le carrier, qui va nous aider. Et je pense qu'on va réussir à trouver des partenaires locaux, parce qu'ils ont un intérêt direct. Au niveau national, les grandes boîtes, je ne dis pas qu'elles font rien. Mais sur la paléontologie, ce n'est pas là que vont les mécénats. Ils tournent souvent autour de la médecine, de l'université, des choses comme ça, mais pour la paléontologie, en France, il n'y a pas vraiment de choses comme ça. Donc on va essayer de mettre en place de nouvelles choses dans les mois à venir, avec mes camarades. On va essayer de faire appel à du mécénat particulier. On va faire un essai, voir ce que ça donne. Donc c'est vrai qu'il y a du mécénat, mais moins que dans d'autres pays, peut-être est-ce lié à des histoires d'imposition.

Et sinon, pour vos financements, ce sont plutôt des financements publics, comme le CNRS ?

Oui, financements publics: CNRS, muséum, il y a tout un tas de programmes. Et puis, moi, sur mes grands projets, j'ai été taper sur la National Geographic Society. Ils ont beaucoup de demandes. Donc on peut trouver des sous par là. Et il y a des petites fondations qui existent à gauche et à droite, la Jurassic Fondation, par exemple. Mais des fondations comme ça qui soient vraiment axés sur la paléontologie, en France, il n'y en a pas. Après, en France, on peut trouver du mécénat, mais plus pour financer des recherches que des fouilles. En France, on a tendance à voir ou des gros projets ou des petits projets. Le Laos, c'était le cas: quand le projet Laos a été lancé et a été fait par Philippe Taquet, c'était un projet de la Fondation de France, qui impliquait aussi création de musée et aide aux populations locales, ou autre. Donc il y avait un double enjeu. Ça a été des sommes assez importantes, là. Et ça nous a permis de bien travailler, pendant quelques années.

A gauche: Ronan Allain dégageant le fémur et le tibia d'un dinosaure. Il lui donnera en 2004 le nom de Tazoudasaurus naimi (voir la bibliographie de Ronan Alllain).

A l'heure actuelle, est-ce qu'il existe une politique du muséum pour acquérir de nouvelles collections ou de nouveaux fossiles ?

Non, il n'y a pas d'argent. 1,3 million euros pour acheter un Allosaure, vous imaginez! On essaye d'acquérir de nouvelles collections, mais pas par l'achat: c'est par le don le plus souvent. On essaye de récupérer des choses. Si vraiment on voit passer des choses qui sont vraiment intéressantes scientifiquement, on pourra le faire. Ça ne veut pas dire qu'on n'a pas un œil sur ce qu'il se fait. Il y a des collections qui sont aussi achetées. Moi, je parle de la paléontologie. Les autres collections, je ne suis pas non plus au courant de tout ce qu'il se fait. Mais on a une direction des collections, une commission d'acquisition des collections qui s'occupe de ça, donc les collections grandissent quand même, je vous rassure. Peut-être moins vite en paléontologie que dans le reste.

Et à quelles conditions un fossile rejoint-il les collections ? Son intérêt scientifique, je suppose ?

Cela dépend. Ce qui est collection de recherche, ce que l'on publie rejoint de toute façon quasiment systématiquement nos collections. Après, les dons, on regarde. Quand les gens veulent nous donner des choses, on peut ne pas accepter s'il y a des conditions qui sont posées ou des choses comme ça. Mais sinon, des collections complètes, on en refuse quand même rarement. Il faut qu'il y ait un intérêt scientifique. Il peut y avoir un intérêt muséographique, mais moi, c'est surtout l'intérêt scientifique. C'est vrai que quand on a une ammonite en cinquante exemplaires, on n'est pas très intéressés d'en avoir une cinquante-et-unième et une cinquante-deuxième...

Et au niveau des collections, est-ce qu'il y a encore des fossiles dans les réserves qui attendent d'être étudiés ?

Il n'y a que ça! (rires) Moi je vais parler de mes collections, puisque je m'occupe des collections de reptiles, d'amphibiens et d'oiseaux. Il n'y a pas beaucoup de gens qui ont travaillé sur les reptiles, les amphibiens et les oiseaux depuis la création du muséum, et on peut même partir de Cuvier, qui s'était intéressé à ces animaux-là. La première personne qui n'a fait que du reptile pendant sa carrière, c'était Philippe Taquet. C'est-à-dire qu'il a fallu attendre les années soixante pour qu'on commence à avoir quelqu'un qui travaille sur les reptiles. Avant, il y a eu des gens qui ont travaillé un peu sur les reptiles à gauche et à droite, et pourtant on les a récoltés, ces reptiles. Et on les a stockés, mais on ne les a pas étudiés. J'ai des squelettes de Sauropodes quasi complets ou à moitié complets qui sont là et qui attendent d'être étudiés, il y en a plein, plein, plein. Et le problème, c'est qu'il faut les préparer. Cela demande des techniciens et on a 3 ou 4 techniciens qui s'occupent de la préparation pour 40 chercheurs... Après, il faut les étudier. Alors là quand on est tout seul, c'est pas facile, je ne peux pas étudier tout... Il faut que je monte des projets aussi. Donc c'est vraiment un problème humain et de personnel. Avoir des squelettes, oui, on en a tout un tas, dont certaines choses assez extraordinaires qui n'ont jamais été étudiées au muséum. Mais ce n'est pas parce qu'on est faignant ou quoique ce soit, c'est juste parce qu'on n'a pas assez de temps et de personnel pour le faire.

 

Les Hadrosaures Gilmoreosaurus et Tsintaosaurus lors de l'exposition: Dans l'Ombre des Dinosaures

 

A suivre: Suite et fin de l'interview...

 

Dossier sur Ronan Allain