A l’issue de cette enquête, il est donc possible de revenir sur certaines théories et les critiquer :
Ainsi, l’hypothèse de la variation du niveau marin présente de sérieux points faibles : s’il y eut bien une régression marine à la fin du Crétacé, il y en avait eu en fait beaucoup d’autres au cours du Mésozoïque, sans pour autant provoquer l’extinction des dinosaures ou des ammonites. Plus grave : dans les mers, les organismes les plus touchés par l’extinction furent ceux qui vivaient en pleine eau (notamment les organismes planctoniques) et non ceux qui vivaient sur le fond, contrairement à ce que prévoit cette hypothèse, qui ne rend pas bien compte des faits observés.
En ce qui concerne l’hypothèse de la dégradation graduelle du climat, nous avons vu qu’il existe bien des indices de changement climatiques à la fin du Crétacé, mais ils ne paraissent pas avoir été de très grande ampleur. En outre, bon nombre de reptiles dont on sait qu’ils ne peuvent supporter de basses températures, comme les crocodiles, survécurent sans dommage à la crise de la fin du Crétacé, alors que les dinosaures, qui étaient probablement moins sensibles aux changements climatiques, disparurent. Une extinction en masse due à une profonde dégradation à long terme du climat est donc peu probable.
Quant à l’impact d’un objet extraterrestre, nous avons vu que c’est aujourd’hui un fait reconnu ; en revanche, ses conséquences sont encore de l’ordre des hypothèses. Mais c’est le seul phénomène susceptible d’expliquer les extinctions rapides de la crise K-T.
Tournons-nous maintenant vers l’hypothèse du volcanisme intense à l’origine de la formation des trapps du Deccan. Comme nous l’avons évoqué, le volcanisme basaltique du Deccan n’est pas du type explosif qui expliquerait le mieux des effets à l’échelle mondiale et il a duré au moins un million d’années, alors que la plupart des extinctions paraissent avoir été très brutales. De plus, il ne peut pas expliquer à lui seul la teneur inhabituelle en iridium dans l’argile de la limite K-T, ou la présence de quartz choqué, de minéraux riches en nickel, etc. Enfin, d’autres épisodes de volcanisme intense se sont déroulés au cours de l’histoire de la Terre et ne sont pas forcément associés à des périodes d’extinction de masse.
Il faut peut-être également prendre en considération les a-priori qui risquent de nuire au débat scientifique :
" Proposée en 1980, l’hypothèse d’une collision entre la Terre et une météorite il y a 65 millions d’années a soulevé de nombreuses protestations. Et même si dès le milieu du XVIIIème siècle l’académicien Pierre-Louis de Maupertuis envisageait déjà les conséquences biologiques d’un impact météoritique, au début des années 1980, la communauté scientifique ne s’arrange pas d’une telle théorie catastrophiste. Elle préfère sans conteste les thèses gradualistes plus familières et plus conformes à l’idée de beaucoup de scientifiques que l’histoire géologique et biologique de notre planète est réglée méthodiquement par des changements lents et progressifs. Ces thèses envisagent, à la fin du Crétacé, une lente dégradation des écosystèmes jusqu’à la disparition de plus de la moitié du monde vivant. "
C. Souillat et P. Claeys, Dinosauria
Leurs analyses géochimiques se concentrent sur la fine couche d’argile située exactement à la limite entre le Crétacé et le Paléocène (première période de l’ère Tertiaire). Les résultats sont pour le moins inattendus : elles révèlent une teneur en iridium (métal de la famille du platine) 100 fois plus élevée que dans les roches de la croûte terrestre.
Entre les terrains du Crétacé et ceux du Tertiaire : une fine couche d’argile sombre...
Cliché : E.Buffetaut
Comme tous les autres métaux de sa famille, l’iridium est extrêmement rare dans les roches de l’écorce terrestre (moins de 0,05 nanogramme par gramme ou 0,05 partie par milliard), mais relativement abondant dans les objets extraterrestres comme les météorites (elle peut atteindre 500 parties par milliard dans les chondrites carbonées). Tout l’iridium de notre planète est lié au fer concentré dans le noyau terrestre. Sa faible persistance dans la croûte est le résultat d’une fine pluie de micrométéorites qui tombe en permanence sur Terre.
Ainsi, soit la couche d’argile a mis des millions d’années à se déposer, ce qui ne semble pas le cas dans le gisement étudié, soit il faut faire intervenir un épisode d’enrichissement : afflux énorme de matière météoritique par exemple.
L’annonce de la découverte de l’anomalie en iridium a suscité une quantité phénoménale de travaux et depuis, cette anomalie a été mise en évidence dans des dizaines de sites marins (par exemple dans le fameux site d’El Kef, en Tunisie) et continentaux (y compris en France) dispersés sur toute la surface de la planète.
Cette anomalie en iridium est donc le témoin d’un phénomène mondial qui s’est déroulé à la limite Crétacé – Tertiaire, mais quel en est son origine ? Est-il d’origine extraterrestre, volcanique ou de phénomènes sédimentaires mal connus ?
La découverte d’une émission d’iridium pendant l’éruption du Kilauea, un volcan de point chaud à Hawaï, fit penser un moment que l’anomalie chimique pouvait être le résultat de l’épisode volcanique intense qui a formé les trapps du Deccan. Mais cette explication est contredite par plusieurs points fondamentaux, notamment :
- l’émission d’iridium par les volcans de type hawaïen est beaucoup trop faible par rapport aux énormes quantités de ce métal contenu dans les sédiments de la limite K-T (500 000 tonnes environ pour l’ensemble de la Terre).
- la teneur en iridium des roches volcaniques du Deccan est plus proche des valeurs observées dans les roches de l’écorce terrestre que de la teneur des basaltes hawaïens.
- l’anomalie en iridium est bien présente sur le plateau du Deccan, mais elle est localisée dans certains niveaux sédimentaires intercalés entre deux épisodes d’activité volcanique : l’apport d’iridium n’a donc pas eu lieu pendant une période d’éruption.
Enfin, il s’est avéré que la couche d’argile de la limite Crétacé-Tertiaire contient de nombreux autres indices d’un impact d’origine extraterrestre : des minéraux fracturés (les " quartz choqués "), des microsphérules, des spinelles ou des magnétites nickélifères, de fortes concentrations de suie, etc. :
Les microsphérules sont de microscopiques boules de verre, que Jan Smit, de l’Université libre d’Amsterdam, a découvertes pour la première fois en 1981. Selon lui, elles sont analogues aux tectites et résultent du refroidissement rapide de gouttelettes de roches en fusion projetées dans l’atmosphère lors de la collision d’un objet céleste.
La présence de suie et de cendres sont deux autres signatures d’un impact : dans les sédiments de la fin du Crétacé de certains gisements, ces restes sont des milliers de fois plus abondants qu’habituellement. Ils sont dus à la transformation de la végétation lors de gigantesques incendies. Certaines estimations évoquent ainsi un incendie global qui aurait consommé plus de 50 % de la biomasse continentale.
Les minéraux riches en nickel n’existent ni dans les roches magmatiques ni dans les météorites riches en nickel ; ils ne sont observés que dans la partie des météorites qui fond et s’oxyde pendant la phase de pénétration dans l’atmosphère. Leur distribution extrêmement étroite, coïncidant exactement avec l’apparition de fortes concentrations en iridium mais aussi avec la diminution des carbonates dans les sédiments marins [signature géologique d’un crise du plancton], témoigne de la brièveté et du caractère catastrophique d’un événement cosmique à la limite K-T.
Au début des années 1990, des études ont démontré que les cristaux de quartz de la limite K-T sont identiques aux quartz des cratères d’impact et méritent l’appellation " quartz choqués ". Le quartz est si stable que même dans les conditions de pression et de température qui règnent au sein de la Terre, un choc ne pourrait le transformer à ce point. La présence de ces quartz choqués ne peut donc s’expliquer que par les effets mécaniques (onde de choc d’une extrême puissance) d’un impact à grande vitesse sur une roche contenant des cristaux de quartz.
Comme l’ont montré Robert Rocchia et Eric Robin, cette dernière indication est de première importance pour la localisation du lieu d’impact : il est inutile de chercher le cratère au fond des océans, puisque la croûte océanique ne contient pas de quartz ; l’impact s’est produit sur un morceau de croûte continentale. Or les quartz choqués sont plus abondants sur le continent Nord-américain, autour du golfe du Mexique et dans la région des Caraïbes...
De plus, la découverte d’autres minéraux, des zircons choqués, révèle qu’ils proviennent d’une croûte continentale âgée d’environ 540 millions d’années. Cette indication permet d’écarter le continent Nord-américain, sur lequel un candidat (le cratère de Manson) avait été proposé : les roches cristallines qui constituent ce continent sont vieilles d’un milliard et demi d’années environ.
Autour du golfe du Mexique, la séquence des dépôts de la limite Crétacé-Tertiaire se complique : elle comporte, intercalé entre la couche de microsphérules et le niveau à iridium, un banc de grès. La morphologie de ces sables grossiers indique la rapidité et la violence de leur dépôt, que l’on définit sous le terme de tsunamites. Or ces roches sont considérées comme le résultat d’un énorme raz-de-marée, ayant ravagé ici les côtes du Mexique ; ce raz-de-marée est très probablement une conséquence locale d’un impact. Le cratère ne doit pas être loin...
Dès les années 1950, le Yucatán était bien connu des géologues qui avaient repéré à partir de profils sismiques une structure annulaire centrée sur la ville de Merida. La Pemex, société pétrolière mexicaine, effectue alors les premiers forages au cœur de cette cuvette. Les résultats sont peu encourageants : pas la moindre trace de pétrole... L’étrange structure annulaire du Yucatán est donc abandonnée et considérée comme une ancienne caldeira volcanique. A la fin des années 1970, de nouveaux forages amènent le géologue américain Glen Penfield et le géologue mexicain Antonio Camargo à des conclusions beaucoup plus prometteuses : cette structure annulaire d’environ 200 kilomètres de diamètre, avec une forte anomalie magnétique centrale, correspondrait selon eux à un cratère d’impact enfoui sous quelques centaines de mètres de sédiments d’âge tertiaire.
Reconstitution du cratère de Chicxulub, sur les côtes du Yucatán (Mexique).
Copyright : LPI/USGS
Mais est-ce bien là le cratère qui, il y a 65 millions d’années, a provoqué les anomalies de la limite K-T ? Quelques analyses plus tard, force est de constater que c’est bien le cas : par exemple, la datation des roches fondues prélevées au cœur du cratère est de 64,98 ± 0,08 millions d’années, âge identique à celui des microsphérules trouvées dans les Caraïbes à plusieurs centaines de kilomètres de là. D’autre part, il s’agit bien d’un cratère d’impact puisque des roches broyées caractéristiques, les brèches, ont été découvertes dans les carottes de sondage, sous les sédiments qui comblent le cratère.
La structure annulaire du Yucatán est ainsi devenue le cratère d’impact de Chicxulub, qui est le nom d’un petit port de pêche, Puerto Chicxulub, situé sur le probable point d’impact (point zéro) ; une région d’où est natif Antonio Camargo, un des découvreurs. L’existence de ce cratère fut véritablement reconnue en 1993. Depuis cette date, l’hypothèse de l’impact d’un objet céleste sur Terre lors de la limite Crétacé-Tertiaire n’est plus contestable et est passée au rang de fait prouvé scientifiquement.
Avec un diamètre d’environ 200 kilomètres, le cratère de Chicxulub est l’un des plus vastes cratères d’impact connu sur Terre actuellement. Pour être responsable d’une structure aussi gigantesque, la météorite devait mesurer près de 10 km de diamètre et peser près de 1000 milliards de tonnes ! Sa vitesse de collision estimée entre 15 km/s (dans le cas d’un astéroïde) et 70 km/s (dans le cas d’une comète) a provoqué un choc qui émit une énergie correspondant à 10 000 fois celle émise par la déflagration de toutes les bombes de l’humanité (5 milliards de fois celle de la bombe atomique larguée sur Hiroshima le 6 août 1945).
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